Celui qui ne verrait dans Le théâtre et son double qu'un traité inspiré montrant comment rénover le théâtre - bien qu'il y ait sans nul doute contribué -, celui-là se méprendrait étrangement. C'est qu'Antonin Artaud, quand il nous parle du théâtre, nous parle surtout de la vie, nous amène à réviser nos conceptions figées de l'existence, à retrouver une culture sans limitation. Le théâtre et son double est une oeuvre magique comme le théâtre dont elle rêve, vibrante comme le corps du véritable acteur, haletante comme la vie même dans un jaillissement toujours recommencé de poésie.
«Mathilde prononça les paroles magiques. Aussitôt, les caractères tracés sur les bords du miroir s'animèrent et commencèrent à tracer dans l'air des figures reconnaissables. La surface d'acier poli sembla fondre et il se présenta aux yeux du moine un tourbillonnement de couleurs et d'images agitées de remous puissants. Puis les choses se disposèrent suivant leur perspective naturelle et Ambrosio vit en miniature les traits mêmes d'Antonia.Elle se trouvait dans un petit cabinet attenant à la chambre où elle couchait. Elle se déshabillait pour se mettre au bain et le moine eut pleine liberté de détailler les admirables proportions de ses membres.»
«Le pays des Tarahumaras est plein de signes, de formes, d'effigies naturelles qui ne semblent point nés du hasard, comme si les dieux, qu'on sent partout ici, avaient voulu signifier leurs pouvoirs dans ces étranges signatures où c'est la figure de l'homme qui est de toutes parts pourchassée. [...] Que la Nature, par un caprice étrange, montre tout à coup un corps d'homme qu'on torture sur un rocher, on peut penser d'abord que ce n'est qu'un caprice et que ce caprice ne signifie rien. Mais quand, pendant des jours et des jours de cheval, le même charme intelligent se répète, et que la Nature obstinément manifeste la même idée ; quand les mêmes forment pathétiques reviennent ; quand des têtes de dieux connus apparaissent sur les rochers, et qu'un thème de mort se dégage dont c'est l'homme qui fait obstinément les frais, - et à la forme écartelée de l'homme répondent celles devenues moins obscures, plus dégagées d'une pétrifiante matière, des dieux qui l'ont depuis toujours torturé ; - quand tout un pays sur la pierre développe une philosophie parallèle à celle des hommes ; quand on sait que les premiers hommes utilisèrent un langage de signes et qu'on retrouve formidablement agrandie cette langue sur les rochers, certes, on ne peut plus penser que ce soit là un caprice, et que ce caprice ne signifie rien.» (Extrait de La montagne des signes.)
Si l'on tente de reconstituer l'état d'esprit d'Artaud avant et pendant la mise en oeuvre des Cenci, il faut se débarrasser de deux images : de celle du poète foudroyé, abruti par les électrochocs qu'on lui administrera pendant la guerre à Rodez ; de celle du rêveur inconscient qui se croit en mesure de réinventer le théâtre et qui subit, lors de la représentation de sa pièce aux Folies-Wagram, en mai 1935, un échec cuisant et définitif. Un retour en arrière s'impose : en 1934, Artaud est tout sauf un perdant. Librement inspirés de Shelley et de Stendhal, Les Cenci ne sont pas une pièce psychologique. Les personnages n'intéressent Artaud que dans la mesure où ils sont les supports de forces qui les dépassent, reconnaissables néanmoins comme nos semblables par quelques traits d'humanité commune. Ce qui frappe dans l'aventure de Béatrice Cenci est la démesure qui peut facilement basculer du tragique dans le grand-guignol : drame de viol et d'inceste mâtiné de touches politiques et antireligieuses, où le vieux Cenci règle ses comptes à la fois avec Dieu, le pape, ses pairs, sa famille et lui-même. Le crime est suivi d'une vengeance. Les Cenci, tels que la pièce a été reçue par Artaud de Shelley et de Stendhal et telle qu'il l'a récrite, est à la fois un drame romantique avec son héros du mal, sorte de Faust luciférien ; une pièce d'intrigue avec son complot, ses séides, ses comparses et ses coups de théâtre ; un mélodrame où viendrait pleurer Margot ; une oeuvre sentimentale où s'exhale la plainte des enfants et de la belle-mère contre la méchanceté du père et du mari. Artaud concevait cet ensemble comme un compromis équilibré entre des tensions conciliables : « J'ai essayé de faire parler, non des hommes, mais des êtres ; des êtres qui sont chacun comme de grandes forces qui s'incarnent et à qui il reste de l'homme juste ce qu'il faut pour les rendre plausibles au point de vue de la psychologie ». Aujourd'hui l'on dira que Les Cenci ne sont pas une oeuvre à percevoir comme un spectacle à voir et à entendre, avec les yeux de l'esprit et les oreilles de l'imagination, dans toutes ses dimensions non écrites et relevant de la seule initiative du metteur en scène-maître d'oeuvre : tension des silences, rythme des violences, bruitage et broyage des mots, musique des lumières et des mouvements, métamorphose des affects en gestes symboliques ; en somme, interpénétration constante et imprévisible de tous les possibles d'un spectacle, cette interpénétration étant sensible, à la lecture, par le nombre et l'importance des indications scéniques.
Antonin Artaud aurait voulu que lui soit épargnée la dérision de voir les textes qu'il écrivait au Mexique connus en espagnol avant de l'être dans leur langue originale. C'est pourtant ce qui arriva pour la plupart d'entre eux. Aussi les Messages révolutionnaires furent-ils, à leur parution, une révélation.On y découvre un Antonin Artaud beaucoup plus inséré dans son époque qu'on a voulu le dire et participant comme jamais il ne l'a fait en France à la vie politique et sociale d'un pays qui lui paraît être un creuset de l'Histoire. Sa réflexion sur le marxisme, entamée depuis son passage dans le surréalisme, il la poursuit ici, à vif, en se passionnant pour la révolution mexicaine qu'il souhaiterait plus pro-indienne qu'elle ne l'est. Et, par le «contact avec la Terre Rouge», il cherche à retrouver les secrets de l'antique culture solaire. Grâce à cela, sans doute, les Messages révolutionnaires, écrits en 1936, vibrent toujours d'échos contemporains.