Comment expliquer le pouvoir du livre à l'époque des Lumières si on ignore le fonctionnement de l'industrie de l'édition? Il importe de savoir que la moitié au moins des livres vendus en France entre 1750 et 1789 étaient piratés.Du fait des politiques centralisées de l'État, soucieux de surveillance, la Communauté des libraires et imprimeurs de Paris monopolisait les privilèges des livres et ruinait presque toute édition dans les provinces.En réaction, hors de la capitale, les libraires s'approvisionnaient de plus en plus auprès de maisons d'édition qui produisaient des livres français en des lieux stratégiques hors des frontières du royaume - dans ce que Robet Darnton appelle le «Croissant fertile»:d'Amsterdam à Bruxelles, par la Rhénanie, à travers la Suisse et en descendant vers Avignon, les éditeurs pirataient tout ce qui en France se vendait avec quelque succès.Grâce à une main-d'oeuvre et à un papier peu coûteux, les contrefaçons étaient moins chères que les oeuvres produites avec privilèges à Paris. En conséquence, une alliance naturelle se développa entre les libraires de province et les éditeurs étrangers qui razziaient le marché avec un esprit d'entreprise audacieux. Tel fut l'autre visage des Lumières:un capitalisme de butin.
Voici venu le temps des petits prophètes. Ils susurrent que le papier est voué à disparaître, ils se réjouissent de la mort du livre, qui les dispense, croient-ils, d'en lire, ils clament l'avènement du tout numérique et de sa révolution. Mais l'univers des prophéties est loin de notre monde réel. Robert Darnton met en parallèle les moyens électroniques de communication avec la puissance libérée par Gutenberg voilà plus de cinq siècles, il en évalue les effets anthropologiques sur la lecture, il mesure les avantages mutuels qui lient bibliothèques et Internet, il examine enfin nombre de problèmes d'ordre pratique, c'est-à-dire culturels, par exemple, pourquoi maintenir les acquisitions de livres imprimés tout en accroissant la place faite au numérique, support désormais privilégié par les jeunes générations? Comment légitimer les monographies numériques aux yeux des conservateurs pour qui un livre ne peut exister que sous forme imprimée ? Par quel paradoxe la bibliothèque, en apparence la plus archaïque des institutions, est, du fait de sa position au coeur du monde du savoir, l'intermédiaire idéal entre les modes de communication imprimés et numériques ? Chemin faisant, le lecteur découvre comment le livre met en forme la matière du monde, combien les processus de transmission modifient les textes mêmes, pourquoi le papier n'est pas entièrement remplaçable par le fichier numérique, que Shakespeare prouve la nécessité de conserver plus d'un exemplaire d'un livre, et ce que serait une République numérique des Lettres. Robert Darnton signe ici un livre non pas d'oraison, mais de raison gardée.
La place des philosophes du XVIIIe siècle dans la préparation de la Révolution française a fait l'objet de controverses passionnées. Mais les historiens ne s'étaient guère, jusqu'à Robert Darnton, penchés sur le rôle des écrivains de second ordre - qu'ils tirent à Paris le diable par la queue en fabriquant une littérature pornographique et politique ou qu'ils se soient exilés à Londres, voire ailleurs, pour éviter l'embastillement. Ces ratés de la littérature tiendront un rang important dans le personnel révolutionnaire. Vu des ateliers, des boutiques des libraires ou des officines de la police, le paysage des Lumières change du tout au tout : s'esquisse alors, à la croisée d'une histoire de l'édition et d'une double sociologie des auteurs et des lecteurs, le monde des livres au XVIIIe siècle. Cette étude pose en termes novateurs la question de la lecture au siècle des Lumières et de la part qui revient à la fermentation intellectuelle dans le temps long des origines de la Révolution.
Spécialiste des Lumières, Robert Darnton a développé une approche anthropologique par le biais de l'histoire du livre et de la lecture. Pour ce faire, il a puisé dans un fonds inédit, les archives de la Société typographique de Neufchâtel, fondée en 1769 - une correspondance de 50 000 lettres, les états des stocks, les pièces comptables, les livres de commandes qui recréent l'univers du livre, des imprimeurs, colporteurs, libraires et lecteurs pendant les vingt dernières années de l'Ancien Régime. Or, il s'y trouve le carnet tenu au jour le jour par un commis voyageur, Jean-François Favarger, qui entreprend, pour la STN en 1778 et pendant plusieurs mois, un tour de France littéraire en rendant visite aux libraires (un quadrilatère de Pontarlier et Besançon jusqu'à Poitiers et La Rochelle puis Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Marseille, retour par Lyon et Bourg-en-Bresse). Il prend des commandes, classe les libraires en partenaires fiables ou aventuriers mauvais payeurs, affiche des valeurs calvinistes rigoureuses (se défier d'un libraire catholique, bon bougre mais qui a trop d'enfants et conséquemment ne se concentre pas assez sur son commerce). Il négocie des traites ou des échanges d'ouvrages publiés par la STN contre d'autres succès imprimés par les libraires-éditeurs et livrés dans des balles de feuilles non reliées et mélangées avec des ouvrages édifiants et autorisés car le commerce porte sur des textes soit censurés, soit interdits puisque piratés en violation du privilège des éditeurs parisiens; enfin, il évalue les risques des voies empruntées par les colporteurs-passeurs à la barbe des douaniers ou avec leur complicité, tant la corruption règne. Cette chaîne du livre, depuis les entrepôts de la STN jusqu'aux mains des lecteurs, permet enfin d'évaluer ce que furent à la STN les meilleures ventes des Lumières en dehors des élites politiques et sociales:Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry de Pisandat de Mairobert; l'An 2440 de Mercier; le Mémoire de Necker; La révolution opérée par M. de Maupeou de Mouffle d'Angerville; l'Histoire philosophique de l'abbé Raynal, loin devant La Pucelle d'Orléans de Voltaire. Il s'agit donc ici d'un livre essentiel à la compréhension des Lumières et des origines culturelles et intellectuelles de la Révolution.
Un grand massacre de chats: d'après un témoin, voilà bien l'épisode le plus comique qui se soit déroulé dans l'imprimerie de Jacques Vincent, rue Saint-Séverin, à Paris. Qu'y avait-il pourtant de si drôle? Pour quelles raisons un groupe d'artisans parisiens trouvaient là un inoubliable sujet d'hilarité?
C'est ainsi que Robert Darnton entame son exploration des attitudes et des croyances dans la France du XVIIIe siècle. Avec passion, il nous fait revivre la façon dont les Français de l'âge des Lumières conçoivent le monde; la façon des paysans, bourgeois, aristocrates ou philosophes pensent et ressentent leur environnement. Tout à la fois anthropologue et historien, Robert Darnton évoque avec sensibilité ce que représentent le surprenant ou l'habituel dans les mentalités françaises du XVIIIe siècle. Il est facile et sans doute rassurant d'imaginer que nos ancêtres pensaient comme nous le faisons aujourd'hui, abstraction faite des perruques et des jabots. C'est tout le mérite d'un livre comme celui-ci de nous aider à nous libérer d'un sentiment trompeur de familiarité avec le passé.
Qu'est-ce que la censure? L'historien croit disposer d'un concept unitaire mais plonge-t-il dans les archives qu'il est alors saisi par la diversité des expériences qu'en firent ceux qui la subirent - en l'occurrence, dans la France des Bourbons, dans l'Inde coloniale et dans la République démocratique allemande.
Peut-on cependant dégager des trais communs à ces trois situations?
La première dimension est la répression : Mlle Bonafon, treize ans d'internement dans un couvent pour avoir écrit un conte de fées politique (Tanastès) ; Mukunda Lal Das, trois ans d'«emprisonnement rigoureux» pour avoir entonné la très suggestive «Chanson du rat blanc» ; Walter Janka, cinq ans d'isolement carcéral pour avoir publié Lukács, un auteur tombé en disgrâce.
La seconde dimension comparative est l'herméneutique : la censure est une lutte sur le sens. Elle implique le décodage de références dans un roman à clé ou des querelles sur la grammaire sanskrite, elle suppose toujours des débats interprétatifs qui conduisent peu ou prou à une collaboration entre censeurs et auteurs. Les deux parties comprennent la nature du donnant-donnant : la coopération, la complicité et la négociation caractérisent la façon dont les auteurs et les censeurs opèrent, au moins dans les trois systèmes étudiés ici. Plus qu'un simple affrontement entre création et oppression, la censure, en particulier aux yeux du censeur, apparaît coextensive à la littérature, au point de s'en croire la source.
L'écrivain Norman Manea, quand il reconsidérait les coupes qu'il avait acceptées afin que son roman L'enveloppe noire parût dans la Roumanie de Ceaus,escu, ne regrettait pas tant l'amputation des passages critiques que le processus de compromis et de complicité qui lui faisait conclure au «succès à plus long terme de la Censure, là où il n'était pas visible...».
À la veille de la Révolution, 25 000 collections des 17 volumes de l'Encyclopédie étaient déjà vendues à travers l'Europe. Robert Darnton, dans ce " grand livre sur l'Encyclopédie " (Roger Chartier) raconte l'histoire de ce succès. Il y révèle un aspect peu connu de l'histoire de la France au siècle des Lumières. " La plus grande entreprise de tous les temps " n'y est pas considérée sous l'angle des idées philosophiques qu'elle contient, mais comme la plus grande affaire commerciale du XVIIIe siècle. L'histoire de la fabrication, du mode de vente et de distribution de ce best-seller amène de la sorte à une connaissance réelle des la vie des Français au travail.
C'est un étrange dossier des archives de la Bastille et l'un des plus fascinants, fait de paperolles, qu'ouvre, pour la première fois, Robert Darnton.
Au printemps de 1749, le lieutenant général de police à Paris reçut l'ordre de capturer l'auteur d'une
Le Gazetier cuirassé; Le Diable dans un bénitier; La Police de Paris dévoilée; La Vie secrète de Pierre Manuel:quatre libelles parmi des centaines d'autres, pornographiques, délateurs, politiques. Leur accumulation fait corpus, tisse un récit si riche en intrigues et en anecdotes où les vies privées deviennent des affaires publiques qu'il semble que son invraisemblance ne peut être véridique. Mais les archives de la police et des services diplomatiques le confirment en tout point. Surtout, ce corpus est une mine concernant le statut de l'écrivain, le marché du livre, le journalisme, l'opinion publique et l'idéologie dans la France du XVIII? siècle. L'art et la politique de la calomnie, développés sous les régimes de Louis XV, de Louis XVI, de la monarchie constitutionnelle de 1789-1792 et sous la République jacobine de 1792-1794, créent un univers en soi. Une foule de plumitifs et d'écrivailleurs, fruit de l'explosion démographique de la république des lettres, crèvent la faim à Paris, subsistent grâce à des travaux alimentaires pour quelques mécènes, et, lorsque l'embastillement pour dettes menace, se réfugient à Londres notamment où ils se font précepteurs, traducteurs, colporteurs de brochures, tout en produisant en série plagiée, grâce aux rapports fournis par des informateurs secrets à Paris et à Versailles, des opuscules qui diffament le souverain et ses ministres, les danseuses et les hommes du monde, et dénoncent la dépravation et le despotisme. Leurs ouvrages sont édités par les imprimeries qui prolifèrent aux frontières du royaume d'où elles ont tissé des réseaux complexes de contrebandiers qui fournissent partout en France libraires et colporteurs. Le gouvernement français réplique en envoyant des agents secrets pour assassiner, enlever ou soudoyer les libellistes. La calomnie dans la France du XVIII? siècle est un courant littéraire et un genre politique qui, après avoir sapé l'autorité de la monarchie absolue, s'intégra à la culture politique républicaine pour atteindre son point extrême sous Robespierre. L'évolution des contenus conforta la permanence de la forme.
Redécouvrir l'énorme corpus oublié de la librairie illégale au siècle de Voltaire et de Rousseau, c'est pénétrer dans le monde bigarré de la littérature clandestine : on y rencontre, tour à tour, les éditeurs-imprimeurs, aux frontières du royaume, souvent gens honorables et bons bourgeois calvinistes, qui multiplient les publications subversives ou immorales ; les pauvres hères de la contrebande : passeurs, colporteurs et marchands forains qui risquent les galères pour diffuser dans le royaume cette littérature de l'ombre ; les gens installés, édiles et notabilités, qui lisent sous le manteau ces opuscules interdits, mais aussi les libraires les plus insoupçonnables qui, sous le comptoir, se livrent au commerce de livres scandaleux, tant les gains y sont aisés à faire.Tous partagent la même fascination pour l'univers fictionnel des «écrits philosophiques» clandestins. Canards, chroniques scandaleuses, pamphlets matérialistes, textes pornographiques nourrissent la même vision du monde : la Religion est une tromperie, l'Église une oppression, le Roi un homoncule, ses maîtresses des catins, les catins les véritables maîtresses du royaume, et tout cela glisse vers l'abîme depuis le bon roi Henri IV...Grâce à Robert Darnton, nous savons désormais ce que lurent réellement les Français au siècle des Lumières : une littérature séditieuse qui mina dans les esprits les fondements de l'Ancien Régime plus que ne le firent les forts traités des Philosophes.
Robert Darnton était en Allemagne, au moment où s'écroulaient les contours de l'Europe d'après-guerre. Soudain, l'universitaire découvre l'Histoire qui se fait, la foule en marche, la part vécue de drame et de fête qui accompagne toute révolution. Professeur à l'université de Princeton, Robert Darnton est spécialiste de l'histoire de la culture européenne. Il est notamment l'auteur de L'Aventure de l'Encyclopédie, du Grand Massacre des chats et d'Édition et Sédition.
Les hommes et les femmes qui oeuvrent pour donner vie aux idées, tous ceux qui ont écrit, fabriqué, vendu des livres, sont des créatures de chair et de sang. Ils ont marchandé, bluffé, espionné, menti. Ils ont été ruinés et ils ont fait fortune. Derrière la vie littéraire du XVIIIe siècle, se cache une vaste comédie humaine dont Robert Darnton met ici en scène les éléments les plus pittoresques.
On trouvera dans ce recueil une synthèse caractéristique des recherches de Robert Darnton et aussi de la recherche dix-huitiémiste en général, faut-il le dire, à son meilleur niveau.
C'est une recherche qui ne considère pas les idées comme des sortes d'objets volants platoniciens à identifier mais qui s'efforce de les ancrer aussi exactement que possible dans un contexte, une époque, un discours, qui s'intéresse donc à des domaines jusque-là peu visités, comme les entreprises de librairies, le petit peuple des gens de lettres, etc. C'est une recherche aussi. qui rend compte de ses méthodes et de ses outils.
C'est une recherche enfin qui ne se dérobe pas à son inscription plus large dans les débats de son temps.
Une réflexion générale de Robert Darnton et d'Olivier Duhamel sur l'avenir de la démocratie, en guise de conclusion à la série.