Mots du libraire

  • Ma mère n'a pas eu d'enfant

    Geneviève Peigné

    Le dernier maillon d'une petite lignée

    L'auteure est sans descendance. Enfant unique, elle est la dernière de la lignée, «un point d'extinction». Les mots manquent alors elle cherche le mot juste, pour le dire, pour signifier ce que cela veut dire. Geneviève Peigné va nous parler dans un premier temps de cette petite famille qui l'a précédé et dans un second temps de son choix de ne pas avoir d'enfant («mettre ses enfants à l'abri en ne les naissant pas»). A l'instar d'Annie Ernaux, dans Les années, l'auteure nous fait défiler ses aïeux, en s'appuyant sur des photos, des correspondances, des registres retrouvés aux archives, les carnets d'Alzheimer de sa mère qu'elle fera d'ailleurs publier. Elle rend compte des difficultés pour «poser en mémoire», réhabiliter les femmes de sa famille, l'histoire et bien souvent les archives ne retenant que le chef de famille. Elle a aussi besoin de libérer «ses épaules d'enfance» mais aussi de s'inscrire dans un nous. A travers ce geste visant à «dépoussiérer les aînés», elle veut avant tout leur rendre hommage, leur rendre leur dignité, contribuer à la mémoire collective. Mais se demande-t-elle, à quoi bon la mémoire collective si le vivant se retire ? 

    Poignant.

    Xavier Robert / Librairie Esperluette - Esperluette

  • Minuit sur le monde

    Jules Pétrichor, Enness Edwood

    La nuit perpétuelle (ou presque)

    Le temps est arrêté, c'est dans un monde figé sur minuit-pile (la nuit d'hui) que Lui Beadles s'engage dans un périple de Dublin, à Calais, en passant par Berlin et Nouakchott. Cette fois-ci avec les Editions du Panseur ce ne sont plus les chats qui disparaissent, c'est le soleil.

    C'est le climat de l'effervescence du jour d'avant dont il est question, un tant soit peu ressemblant aux atmosphères retraduites habilement par Lola Lafon dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce, et qui promeut la « fraction d'humanité contenue dans chaque être qui résiste et se débat ».

    Jusqu'à ce que le premier « à demain » advienne, jusqu'à ce que la lueur apparaisse entre les colonnes de la porte de Brandebourg, jusqu'à ce que les horloges d'Edwood (l'illustrateur) figées jusqu'alors se remettent à tourner. Les lucioles et l'aube nuitamment comme espérance.

    Le texte, comme la lutte permanente qu'il retrace dessine un mouvement perpétuel et émaillé de référence à Charles Dickens, Franz Kafka, Rosa Luxembourg, Daniel Pennac, André Gide, Louis Ferdinand Céline, Jack London, mais aussi Isabelle Aupy...

    Rejoindre les black-blocs, poser la main sur le dernier baobab d'Afrique, sombrer dans l'obscurité lumineuse de Paris. Partout, le jeune Beadles se cognera aux mêmes murs ; partout, il prendra part à la lutte...

    Sublimé par les illustrations d'Edwood, Jules Pétrichor signe un premier roman ponctué d'humour et terriblement lucide, une ode à la lutte et au pouvoir des livres, une main tendue pour ne pas se noyer dans la nuit.

    Par petites touches, c'est bien la ligne éditoriale des éditions du Panseur qui se dessine, entre fable, histoires, conte et dystopie, avec toujours une énergie textuelle vitale pour penser le monde troublé d'aujourd'hui.

    Xavier Robert - Esperluette

  • Fuir et revenir

    Prajwal Parajuly

    Coup de cœur des libraires

    Une comédie douce-amère au coeur de l'himalaya

    Prajwal Parajuly nous offre une belle expérience de lecture avec Fuir et revenir (Eds Emmanuelle Collas). On se retrouve à Gangtok, au Nord Est de l'Inde, aux confins du Népal, du Tibet, du Sikkin, du Bhoutan et du Bangladesh, carrefour emprunté également par le route de la Soie. Deux frères et deux soeurs venus d'Angleterre, des Etats-unis sans leur pièces rapportées (ou presque, Nicky s'incruste) célébrer le chaurasi, c'est-à-dire le 84 ème anniversaire de leur grand-mère Chitralekha (Aamaa) qui tombe lors des fêtes religieuses entre Lakshmi Puja et Bhai Tika. Depuis le décès accidentel des parents, ils s'efforcent de redevenir le temps de quelques semaines partagées ensemble une famille à 5. Enfin 5 ce serait sans compter sur Prasanti, la gouvernante, la hijra,  qui sème littéralement le trouble. Ainsi, les retrouvailles de la famille Neupaney ne se font pas sans heurt, «les sujets sans danger sont épuisants. Le reste est explosif». Ils sont toujours au bord du tamasha (l'esclandre). Réminiscences, jalousies, secrets familiaux et dévoilements sont au rendez-vous. La matriarche qui veut régenter la vie de ses petits enfants n'épargne personne, la domestique transgenre excelle, quant à elle, dans l'art de dissimuler de petits cailloux dans le riz. Pas même le temps d'appliquer la tika et célébrer la puja que la grand-mère à poigne et fumant des bedi fait un malaise.

    Récit drolatique qui vient questionner les agencements familiaux dans une intrication entre modernité et tradition.

    Xavier Robert - Esperluette

  • Le panseur de mots

    Isabelle Aupy

    Coup de cœur des libraires

    Les métamorphoses de Belle

    Isabelle Aupy nous invite à faire l'expérience d'un véritable tournoiement textuel. Un typographe parlerait peut-être d'hypothytose. Les actants sont désignés tout au long du texte, certains avec amusement (à l'instar de la ponctuation : les triplés les jumeaux), certains avec majuscule (le Sujet, le Verbe, les Correcteurs, les Souffleurs de Vers, le Paragraphe, le Poète, ...), certains en italique (On), certaine avec des meurtrissures (l'apostrophe).

    Isabelle Aupy joue des formes, se joue de la graphie (les courbures, les mouvements, les postures, les angles, les rondeurs, la corporéité des lettres, l'entrelacement et la chair des mots, les styles, les interlignes, les sauts de page aussi), mais aussi des fonctions de ces personnages qui ordonnancent le Livre ; ce qui permet « littérairement » de donner vie aux mots. Ou quand la césure entre humains et non-humains s'abolit et que s'encre la réhabilitation de la syntaxe par l'histoire racontée.

    Cette attention de tous les instants à la morphologie du texte nous mène loin, très loin même. Mais cette forme soignée, recherchée vaut le détour. C'est avant tout la puissance du langage utilisé, la configuration du récit qui transforme les mots en personnage qui transporte des idées. L'histoire se dessine en fragments (la métamorphose et l'«empowerment féminisite» de Belle puisque c'est de cela dont il est question), dans le creux de ces mots virevoltants. Ou comment l'écriture dialogue avec la lecture.

    «Et si le texte était une chose concrète, tangible et immuable... si l'écriture était un objet qui peut se voir et se toucher... si à travers elle, il était permis d'atteindre ce qui ne peut que s'imaginer ou se désirer... Alors? Alors l'histoire serait plus grande que ça».

    Comme une marque de fabrique des éditions du Panseur, on retrouve une mise en abime (de l'importance des miroirs, des reflets) une inter-textualité, en ayant recours parfois à des références d'autres livres ou auteurs également publiés aux éditions du Panseur (ainsi l'on retrouve Antonio, prénom de l'auteur de la Quatrième roi mage qui lui-même avait eu recours à des signets typographiques pour appeler ses personnages). Prend ainsi forme tout un programme, où il s'agirait non seulement de faire des mots des vivants mais aussi pour paraphraser un ouvrage de Jean Faya, de panser le sensible.

    Furieusement irrésistible.

    Xavier Robert - Esperluette

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